Les jungles indonésiennes de Sumatra et Bornéo représentent la troisième plus grande forêt primaire au monde.
Dans le sud de Sumatra, notre route s'y aventure, la transperce, se perd dans la végétation débordante et luxuriante. Le vacarme des cris de singes, oiseaux et autres animaux que je ne soupçonne pas témoigne de la splendide vie sauvage qui règne ici. Altaïr se fait même prendre en chasse par un robuste primate, qui nous bondit dessus canines exhibées. Ici, c'est lui le roi, nous les intrus.
Puis, pendant des jours, des centaines d'interminables kilomètres, je ne vois plus rien. Je n'entends plus rien. Des plantations de palmiers à perte de vue se substituent à feu la forêt vierge. Triste vert en trompe l’œil et lassitude infinie. Lorsque nous émergeons finalement des étendues de palmes, nous nous retrouvons piégés dans une tempête de gris. Les magnifiques paysages côtiers se voilent dans la fumée, le Soleil disparaît derrière une couche de suies.
Des incendies d'une intensité sans précédent ravagent Sumatra. Ce qu'il reste de sa forêt brûle. Feu la forêt indonésienne nous l'avons dit, l'expression n'a jamais été si réelle. Une atmosphère toxique recouvre la région; les écoles ferment jusqu'en Malaisie pour s'en protéger.
Vous l'avez sans doute compris, comme en Amazonie, ces incendies sont provoqués. Pour la plupart, ils sont l'inavouable et inassumable pré-requis à notre soif exponentielle d'huile de palme si bon marché. On réduit la forêt millénaire en cendres pour planter des palmiers. Pour planter de l'huile. Car il nous en faut plus, toujours plus!
Et alors, il est où le problème?
Bien sûr, les incendies eux-mêmes sont une catastrophe: d'une part ils libèrent dans l'atmosphère des quantités de gaz à effet de serre conséquentes, d'autre part ils polluent l'air de toute une région, le rendant parfois irrespirable. Mais il y a pire. Nos forêts primaires abritent les 3/4 de la biodiversité terrestre. À Sumatra, les tigres et orang-outans voués à l'extinction sont les symboles populaires d'un désastre à venir, mais se sont en fait des milliers d'espèces de plantes, d'insectes uniques et essentiels, des vertébrés en tout genre qui sont amenés à disparaître. Des écosystèmes entiers s'effondrent. Le vivant meurt. En outre, les forêts primaires représentent un gigantesque puit de carbone et sont essentielles à l'équilibre du cycle carbone: elles absorbent une grande partie des émissions de CO2, produisant au passage 40 à 50% de l'oxygène que nous respirons par la photosynthèse. On estime que leur destruction équivaut en émission indirecte -comprenez que le CO2 qui n'est plus absorbé par ces forêt équivaut à du CO2 supplémentaire émis; à 23% des émissions de CO2 anthropogènes. Encore quelques degrés en plus au thermomètre!
Malgré leur fausse apparence de forêt, nos plantations ne remplissent pas toutes ces fonctions vitales. Pourtant à ce rythme, en Indonésie, la forêt de Bornéo aura entièrement disparu dans 10 ans pour leur faire place. Celle de Sumatra est destinée à suivre le même chemin. Êtes-vous vraiment certains qu'on suit le bon model? Qu'on a les bonnes priorités?
Il est trop facile et hypocrite de blâmer et condamner avec condescendance ces incendies et la déforestation, depuis nos tours d'ivoires d'Occident, sans nous auto-questionner. Si les indonésiens consomment certainement trop d'huile de palme, ils exportent 75% de leur production. C'est donc le monde entier qui brûle leurs forêts.
L'huile de palme se cache un peu partout, souvent camouflée sous l’appellation "huile végétale" ou "matière grasse végétale": dans les aliments transformés, dans les gels douches et lessives, dans les cosmétiques... mais également en très grande partie dans les auto-proclamées "bio-carburants" -pour la France, ils représentent 75% des importations brutes de cette chère huile, 50% pour l'Europe. De même, le gros du bétail européen est nourri au soja label "Déforestation Amazonienne Premium". Là-bas, c'est l'industrie de la viande qui déforeste.
Alors, peut-être est-il temps de faire attention à ce que nous achetons? Nos modes et choix de consommation sont notre deuxième bulletin de vote, et cyniquement probablement le plus puissant.
Avant les palmiers et la fumée, Lampung avait déroulé quelques splendides routes côtières, entre océan déchaîné et forêt primaire. C'est ensuite en pédalant dans le Minang Kabau, également préservé de la déforestation sauvage, que nous avons touché le cœur culturel de Sumatra et goutté à la splendeur de ses montagnes. Minang Kabau, "Le Buffle Victorieux" de l'envahisseur javanais, est toujours célébré à travers la remarquable architecture traditionnelle, de la grande mosquée de Padang aux maisons communes de Bukittinggi. Les toitures viennent en effet rappeler les cornes aiguisées du jeune buffle. De la vallée d'Harau au col des 9 virages, le pays Minang nous aura montré quelques uns des plus beaux paysages indonésiens. Avant de replonger en apnée dans les palmiers et la poussière.
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