Vendredi 31 Mai 2019 _ Fali, Ambrym
En rentrant de la pêche, Sergio vient nous chercher sur Free Bird. Sergio est un habitant du village francophone de Fali face auquel nous mouillons, que nous avons rencontré il y a 3 jours avant de monter aux volcans.
Sergio... Serge... Vous avez compris, ici c'est un argument largement valable pour se faire inviter à boire le kava et se lier d'amitié.
Aujourd'hui, il nous fait découvrir plus amplement son village, dominant la baie à l'abri de grands arbres fruitiers. Nous visitons l'école, la place de réunion -composée de grands bancs taillés dans des troncs, à l'ombre d'un immense manguier; les 2 églises... Des tam-tams de bois sculptés ornent différentes places du village. Ils représentent les grands chefs et ont une place importante dans la mythologie de l'île et de puissants pouvoir. Cependant, leur histoire est exclusivement réservée aux hommes; nous n'en sauront donc pas plus.
Surtout, comme le soir de notre rencontre, une visite approfondie des différents bars à kava du village s'impose ! Un premier bol à un comptoir; un deuxième en passant devant un autre; un troisième pour ne pas vexer l'ami qui tient celui face à l'océan. Cette fois, on a notre compte et l'effet nous emporte. Adossés sur les bancs de branches, on a seulement envie de rester là, calmes, sans forcément parler beaucoup mais en appréciant la compagnie sereine des autres.
De retour sur le bateau, le kava nous possède toujours et nous continuons notre sage méditation allongés sur le pont jusque tard.
Un peu de repos pour Irene qui n'a pris qu'un bol, et qui n'a ce soir pas à supporter les habituellement excités Serge et Charlie.
Lundi 3 Juin 2019 _ De Norsup à Luganville
Le village de Norsup se trouve au Nord de Malekuka, à la base de la tête du chien assis que forme l'île.
C'est là que l'on bat le record de l'invitation la plus rapide ! Tout juste sortis de la messe, Raoul et Léa nous interceptent pour un déjeuner chez eux. On déguste le poulet curry de Raoul, puis on leur retourne la pareille en les invitant à prendre le café sur Free Bird, à bord de laquelle nous terminons la journée ensemble.
Ils sont sous le choc, ils ne s'attendaient pas à trouver sur l'eau une "maison flottante". Depuis la rive éloignée, ils s'étaient toujours imaginés que les voiliers ressemblaient plus ou moins à leurs barques de pêche, le mât et les voiles en plus. 60 ans qu'ils en voient passer dans leur baie, et c'est la première fois qu'ils ont l'opportunité de monter à bord.
Demain Raoul doit se rendre sur son îlot natal, Wala, qui se trouve sur notre route vers Espiritu Santo. Il accepte avec grand enthousiasme de se joindre à nous pour le voyage.
À 8h, le t-shirt rouge de Raoul déboule sur la plage et nous fait de grands signes de main. On embarque notre nouveau matelot et on lève les voiles, en saluant leur maison sur la colline d'où Léa nous regarde certainement nous éloigner.
Le temps est parfait pour une initiation à la voile, avec une légère brise d'allure arrière et une très faible houle. Serge confit la barre à Raoul, qui écoute les consignes en élèves appliqué, des étoiles dans les yeux visibles à 10 miles. À 65 ans, on tient là un nouveau marin mordu par le virus; il n'y a pas d'âge pour que la mer nous prenne.
Sous la main -peu- sure du capitaine Raoul, Free Bird contourne en zigue zaguant la pointe Bethel, puis laisse l'îlot Rano sur bâbord pour s'engager dans la passe entre celui-ci et l'îlot Wala.
Ce minuscule grain de sable à tout d'un petit paradis, avec sa plage de sable blanc longée de magnifiques arbres et bordée d'une eau turquoise.
Sur la rive, on devine les regards médusés des habitants qui voient leur aïeul Raoul approcher sur un beau voilier.
La pirogue de Nathan vient s'amarrer à Free Bird pour débarquer son oncle, constituant l'annexe la plus originale qu'un Outre-Mer ait jamais eu.
L'îlot Wala et Raoul sont bientôt loin derrière nous, et j'ai maintenant une famille qui attend mon retour un jour dans ce petit coin du monde.
On attaque le détroit de Bougainville, bras du pacifique entre la tête du chien et la grande Espiritu Santo, puis on slalome bientôt entre les plages de sable blanc des petites îles Malo, Aore et Bokissa, sur une mer calme et sous un soleil de plomb.
Santo s'offre à nous.
Jeudi 6 Juin 2019 _ Espiritu Santo
Ce matin, on quitte Luganville dans un temps maussade après une escale technique de 2 jours: des nuages bas accompagnés d'un léger crachin nous entourent -me voilà donc de retour à Nantes ?
La très faible brise qui nous vient de face nous oblige à tirer des bords pour sortir de la passe de Luganville. On avance tout doucement, à 3,5 nœuds, en tentant d'exploiter le moindre changement de vent pour caper et retrouver un angle plus direct. Nous sommes décidés à ne pas tricher et à faire avec ce qu'Eole veut bien nous offrir.
10h30. Free Bird ne répond plus. Vitesse du vent: 0,0; vitesse du bateau sur la surface: 0,0. On a difficilement fait 3 miles dans la bonne direction en 1h30, et voilà qu'Eole ne nous donne plus rien. Du tout !
Petite défaite. On allume le contact et on fait tourner les hélices. Hors de question de naviguer au moteur pendant des heures. On se trouve un petit mouillage parfait sur l'inhabité îlot Mavea en attendant qu'un souffle nous reprenne.
BINGO ! Tout juste le temps de déjeuner et de profiter sous un soleil revenu de la magnifique faune aquatique et l'alizé se réveille. C'est reparti jusqu'au Nord de Luganville et ses plages blanches, en vraie navigation: à la force de la grand-voile et du solent, sans carbone.
Dimanche 9 Juin 2019 _ De Port Olry à Sola: Santo - Vanua Lava
Pour la première fois avec Free Bird, nous devons remonter l'alizé et naviguer au prêt toute une traversée, pour rejoindre Vanua Lava à l'Est.
Au prêt, le vent nous arrive par la proue à un angle de 30 à 60 degrés, tribord amure pour prendre notre cap en ce point du globe. On borde les voiles -c'est à dire, on les ferme; pour optimiser l'angle au vent et ainsi générer un maximum de lift. Comme une aile d'avion, on l'a déjà vu.
C'est une navigation beaucoup plus sportives qu'en allure d'arrivée -c'est à dire, vent dans le dos. En effet, au prêt, le vent créé par Free Bird s'additionne au vent vrai, lui faisant voir un vent apparent plus soutenu; tandis que la vague vient frapper de face. Toute une journée, c'est bien plus éprouvant.
Avec un vent apparent de 20 à 25 nœuds, les 80 miles nous séparant de la baie de Sola sont avalés en 10 heures, malgré le ris pris et un trou de vent à l'ouest de l'île Gaua.
L'arrivée à Vanua Lava est forte en émotions. La plus belle que nous ayons faite. Tandis que le temps se déchaîne toujours, les montagnes du chef lieu des Banks se lèvent une à une face à nous. Verticales, moutonneuses, coniques et léchées de sables blancs.
Deux dauphins nous accueillent dans leur baie par d'impressionnantes acrobaties. Ils sautent verticalement hors de l'eau, tourbillonnant en vrille dans les airs puis s'écrasent lourdement dans une gerbe d'eau.
"Bienvenu Free Bird, notre baie est ta baie ! ". Ou quelque chose du genre.
Mardi 11 Juin 2019 _ De Vanua Lava à Ureparapara
Les 2 dauphins d'avant-hier ne nous ont pas oubliés: alors que nous quittons la baie de Sola, c'est tout un banc d'une vingtaine de dauphins qui fonce droit sur nous ! Soucieux de la bonne santé de Free Bird, nos deux acolytes ont rameuté tous leurs copains pour nous escorter hors de la baie. Ils filent en escadron autour de leur grand ami, glissant et surfant le long des coques, exposant tour à tour leurs nageoires dorsales.
Sans doute nous indiquent-ils la direction à suivre, pour s'assurer que nous évitons le reef sous-marin non loin de nous à bâbord.
"Restez dans nos rails, on vous emmène on connaît bien le coin ! "
Le balai dure 20 minutes. Une fois certains que nous ayons laissé le reef à bâbord, ils plongent pour de bon et nous ne les revoyons plus.
Naviguer dans les Banks et décidément un pur régal. Nous capons droit sur la vague de roche géante formée par Mota Lava, puis nous virons de bord et admirons une dernière fois les montagnes Nord de Vanua Lava à bâbord.
Les alizés nous portent directement sur Ureparapara, l'île volcan que nous atteignons en 3h30.
Mercredi 12 Juin 3019 _ Ureparapara
Ureparapara offre l'opportunité rare de naviguer dans l'ancien cratère d'un volcan effondré. Au mouillage où John nous a guidé en pirogue, nous sommes donc entourés d'une crête verticale, qui nous surplombe de 600 mètres sur 340 degrés.
Le village se tient à son pied, camouflé derrière la mangrove au fond de la baie. C'est indubitablement un des plus beaux villages que nous ayons vu. Le sol en terre battue est parfaitement déblayé, les maisons toutes impeccablement construites et entretenues dans le style traditionnel. L'une attire tout particulièrement l'attention: du haut de ses 3 étages de bambous, elle semble tout droit sortie d'un Walt Disney! Un frimeur seulement cependant, selon d'autres habitants; au prochain cyclone, elle sera la première à trinquer.
Pourtant, ce magnifique village nous inspire rapidement un paradoxal sentiment de malaise. Les tensions entre les 10 chefs -pour 300 habitants seulement !- sont palpables. Ils viennent vers nous un par un, tentent de nous accaparer et de décrédibiliser les autres. On se rend vite compte qu'ils ne s'apprécient guère et que chacun à ses partisans. L'un nous dit de nous méfier de Nickelson, qui se présente comme le grand chef; lui nous dit que John n'est qu'un "tout petit chef", de pacotille, tandis qu'un autre encore jalouse lorsque nous parlons à ses compères.
De plus, pour la première fois, on constate des manques chez les habitants. Éloignés et isolés, ils vivent en autarcie sur leur îlot, ne recevant aucune aide matérielle ou ravitaillement du gouvernement de Port Vila.
Pour des choses simples comme des habits, un câble électrique ou un savon, ils comptent ainsi entièrement sur le troc avec les quelques plaisanciers de passage. Cette dépendance se fait sentir, et nous fait malheureusement douter de la sincérité de certaines approches.
On repart d'Ureparapara avec un sentiment ambivalent: d'un côté la beauté brute de l'île et de son village, l'amitié de Peterson qui m'a guidé en haut de sa montagne, indiqué le cocotier à escalader pour admirer la vue, et m'a montré comment utiliser le pouvoir magique du Tiedelel -en plantant la feuille dans ses cheveux, perdu en forêt, la magie de la plante permet de retrouver son chemin. De l'autre, une population scindée et délaissée, dépendante des navigateurs occidentaux.
On reprend aussi la mer avec un nouveau passager: au moment de partir, le grand chef Nickelson nous apporte sur sa pirogue un poulet... vivant ! Échangé contre 2 t-shirts sans trop nous laisser le choix.
Vendredi 14 Juin 2019 _ Îles Torrès
Une navigation en deux parties nous porte jusqu'à notre mouillage sur l'île Hiu, la plus au Nord de la ceinture des Torrès.
On a d'abord capé plein ouest sur l'archipel, puis contourné sa pointe sud dans une mer agitée nous envoyant les vagues de travers. Une fois sur la côte ouest, abritée des alizés, nous pensons avoir fait le plus difficile. C'est pourtant là que les ennuis commencent.
Partout, la côte des plates Torrès n'offrent que des falaises et des reefs qui tombent à pic dans l'océan. On a beau s'approcher, la sonde ne détecte jamais de fo'd adéquat pour mouiller dans les quelques baies que nous avions repérées.
On remonte tout l'archipel sans succès, incrédules. On ne comprend pas cette mauvaise blague: on nous avait décrit les Torrès comme des îles paradisiaques, mères des plus belles plages de sable blanc du Vanuatu. Pour l'instant, seulement du rocher et pas la moindre trace d'un village.
À 21h, on trouve enfin un spot à 24 mètre de fond dans la baie de la dernière chance, tout au Nord. Ouf, on va pouvoir dormir !
Ce matin, on aperçoit finalement une des plages paradisiaques promises au fond de la baie. On descend l'annexe et on s'approche. Enfin ! Elle est en effet magnifique, abritant l'eau la plus turquoise que nous ayons vue au Vanuatu. Seulement, là encore, un reef nous barre l'accès. On pense trouver une passe, mais on se retrouve piégés sur des coraux lèchant la surface qui nous encerclent partout.
Les Torrès sont à 100 mètres, mais continuent de se refuser à nous. Nous devons renoncer et faire demi-tour.
C'est donc sur ce splendide bras d'honneur que le Vanuatu nous dit au revoir. Pour nous, l'archipel des Torrès restera un grand mystère.
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